DEMANDE EN RÉVISION D’UNE DEMANDE DE LICENCE D’EXPORTATION DE BIENS CULTURELS REFUSÉE


Sous la vague au large de Kanagawa de Katsushika Hokusai
Demande no 0495-22-05-04-002

Le 20 juillet 2022


PDF Icon  Décision de la Commission: demande en révision PDF (1 025 KB)

INTRODUCTION

  1. Le 28 avril 2022, Heffel Gallery Limited (la Partie demanderesse) a vendu une estampe, Sous la vague au large de Kanagawa (l’Objet) de Katsushika Hokusai, à un résidant du PortugalFootnote 1. La Partie demanderesse a ensuite demandé à l’Agence des services frontaliers du Canada (l’ASFC) une licence d’exportation, afin d’exporter l’Objet.
  2. Le 13 mai 2022, l’ASFC a envoyé à la Partie demanderesse un avis de refus écrit (l’Avis de refus). Le refus se fondait sur l’avis d’une représentante du Musée royal de l’Ontario, une experte-vérificatrice, qui a déterminé que l’Objet appartient à la Nomenclature des biens culturels canadiens à exportation contrôlée et est conforme au critère d’importance nationale énoncé dans la Loi sur l’exportation et l’importation de biens culturels (la Loi).
  3. Le 14 juin 2022, la Partie demanderesse a demandé à la Commission canadienne d’examen des exportations de biens culturels (la Commission) de réviser la demande de licence d’exportation qui lui avait été refusée (la Demande en révision). Jointe à la Demande en révision se trouvait une correspondance de la conseillère juridique de la Partie demanderesse. La conseillère prenait note du délai de 30 jours fixé dans l’article 29(1) de la Loi et reconnaissait que la Demande en révision avait été déposée un jour en retard. Elle demandait à la Commission soit de proroger le délai soit de lui donner la possibilité de présenter ses observations à cet égard.
  4. Le 17 juin 2022, le Secrétariat de la Commission demandait à la Partie demanderesse de déposer ses observations écrites sur le pouvoir de la Commission à proroger le délai pour amorcer la révision d’une demande de licence d’exportation refusée. Le 30 juin 2022, la Partie demanderesse déposait ses observations (la Demande de prorogation de délai).
  5. La présente décision aborde le bien-fondé de la Demande de prorogation de délai.

QUESTIONS EN LITIGE

  1. La Demande de prorogation de délai soulève deux questions :
    1. La Commission a-t-elle le pouvoir de proroger le délai de dépôt de 30 jours stipulé au paragraphe 29(1) de la Loi et, le cas échéant,
    2. Dans les circonstances particulières de cette affaire, la Commission devrait-elle exercer son pouvoir discrétionnaire pour proroger le délai?

LA POSITION DE LA PARTIE DEMANDERESSE

  1. La Partie demanderesse fait valoir que la question portant sur le pouvoir de la Commission de proroger le délai est une question d’interprétation de la loi.
  2. La Partie demanderesse soutient que le pouvoir de proroger le délai serait conforme à l’esprit de la Loi et à l’intention du législateur. Elle nous renvoie aux pouvoirs réglementaires à l’article 24 de la Loi qui, selon elle, reflètent l’intention du législateur de doter la Commission d’une grande souplesse procédurale dans l’interprétation de la portée des règles qu’elle peut adopter. Elle renvoie aussi à l’article 28 de la Loi qui exige que la Commission règle l’affaire dont elle est saisie avec aussi peu de formalisme et autant de célérité que possible, sans pour autant sacrifier l’équité. Cela, selon la Partie demanderesse, illustre l’intention du législateur selon laquelle l’équité devrait déterminer l’approche de la Commission.
  3. La Partie demanderesse soutient ensuite que le silence de la Loi en ce qui concerne la prorogation du délai n’est pas déterminant.
  4. La Partie demanderesse fait référence à un arrêt de la Cour suprême de la Colombie-BritanniqueFootnote 2 dans lequel la Cour a examiné si elle pouvait proroger un délai dans la B.C Motor Vehicle Act. Cette loi ne donnait aux conducteurs auxquels on avait signifié un avis d’interdiction de conduire que sept jours pour demander au surintendant des véhicules à moteur de revoir cette interdiction. Le tribunal a estimé que, même si la loi ne prévoyait aucun pouvoir de prorogation, le surintendant devait, pour des raisons d’équité, avoir le pouvoir de proroger le délai au-delà de sept jours. Pour arriver à cette conclusion, le tribunal a rejeté l’idée que de conférer ce pouvoir discrétionnaire constituerait une modification injustifiée de dispositions législatives claires et sans équivoque. Il a plutôt jugé que le législateur souhaitait clairement donner aux conducteurs une occasion significative de soumettre leurs observations pour atténuer l’impact d’une suspension de permis, et qu’un aussi court délai sans possibilité de prorogation serait incompatible avec cette intention.
  5. Si la Commission juge qu’elle a le pouvoir discrétionnaire de proroger le délai de dépôt, la Partie demanderesse fait valoir qu’elle devrait le faire dans les circonstances présentes, étant donné le très court délai et son intention constante de demander une révision. La Partie demanderesse fait également valoir qu’elle ne devrait pas être pénalisée pour l’inadvertance de sa conseillère juridique.

ANALYSE

  1. La Partie demanderesse reconnaît à juste titre que le paragraphe 29(1) de la Loi exige qu’une demande en révision soit déposée dans les 30 jours suivant la date à laquelle l’avis de refus a été envoyé. Dans cette affaire, l’Avis de refus a été envoyé le 13 mai 2022, et la Demande de révision a été déposée le 14 juin 2022, soit une journée en retard.
  2. 13. La Commission est d’accord avec la Partie demanderesse que la question du pouvoir de la Commission de proroger le délai de dépôt stipulé au paragraphe 29(1) est une question d’interprétation de la loiFootnote 3. La Commission doit tenir compte du texte, du contexte et de l’objectif de la législation. [TRADUCTION] « [I]l faut lire les termes [de la] loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur » .Footnote 4.
  3. La Loi vise à préserver le patrimoine national canadien en créant, entre autres choses, un système de contrôles à l’exportation et d’incitatifs fiscaux destiné à encourager les Canadiennes et les Canadiens à vendre ou à donner leurs objets importants à des organismes culturels canadiens. Lorsqu’une partie demanderesse souhaite exporter un bien culturel contrôlé, elle doit demander une licence d’exportation à l’ASFC. Si sa demande est refusée, la partie demanderesse peut ensuite saisir la Commission d’une demande en révision dans les 30 jours suivant la date d’envoi de l’avis de refus par l’ASFC. Si aucune demande en révision n’est déposée, tout n’est pas perdu. La partie demanderesse peut présenter une nouvelle demande de licence d’exportation après deux ansFootnote 5. Le texte du paragraphe 29(1) de la Loi ne confère pas à la Commission le pouvoir de proroger le délai de 30 jours pour présenter une demande en révision.
  4. Lorsque la Commission examine une demande de révision en matière d’exportation, la portée de cette révision est limitée par la Loi. En effet, la Commission peut seulement déterminer si 1) l’objet en question figure dans la Nomenclature, 2) s’il présente un intérêt exceptionnel, 3) s’il est conforme au critère d’importance nationale défini dans la Loi et, selon sa détermination sur ces points, 4) s’il est possible qu’une administration ou un établissement sis au Canada propose dans les six mois suivant la date de sa décision un juste montant au comptant pour l’achat de l’objet, et 5) imposer un délai d’exportation de deux à six mois, s’il est justifié. La Commission n’a pas le pouvoir discrétionnaire de prendre en compte d’autres aspects de la demande de licence ou de la décision de l’ASFC, comme de savoir si l’objet a été importé au Canada au cours des trente-cinq années précédant la date de la demandeFootnote 6.
  5. Néanmoins, la Loi accorde bien à la Commission un certain pouvoir discrétionnaire dans certaines circonstances. Les paragraphes 29(2), 32(4), 32(6) et 32(8) exigent que la Commission examine une question ou rende une décision en moins de 4 mois, à moins de circonstances spéciales.
  6. Par ailleurs, la Loi confère explicitement à la Cour canadienne de l’impôt le pouvoir discrétionnaire de prolonger un délai si un appel visant la fixation de nouveau de la juste valeur marchande par la Commission en matière fiscale n’est pas interjeté dans les 90 joursFootnote 7.
  7. La Commission est d’avis que si le législateur avait l’intention de lui donner le pouvoir discrétionnaire de prolonger le délai pour amorcer la demande en révision d’une demande de licence d’exportation refusée, il l’aurait fait expressément comme il l’a fait dans les circonstances énumérées ci-dessus.
  8. La Commission convient que la Loi lui confère un important pouvoir discrétionnaire en matière de procédure, ainsi que le pouvoir d’établir des règles pour la conduite de ses procédures en vertu de la Loi. L’article 28 de la Loi indique que la Commission doit « régler l’affaire dont elle est saisie avec aussi peu de formalisme et autant de célérité que le permettent, à son avis, l’équité et les circonstances ». De plus, l’article 24 de la Loi accorde à la Commission le pouvoir discrétionnaire d’« établir des règles pour assurer la conduite de ses travaux et l’exercice de ses fonctions ».
  9. Cependant, la Commission est d’avis que les articles 24 et 28 de la Loi ne fournissent pas de base au pouvoir de proroger le délai d’ouverture d’une procédure. Ces dispositions formalisent simplement le pouvoir de la Commission de contrôler ses propres processus. Ils sont conçus pour permettre à la Commission d’établir des règles relatives à l’exercice et à la procédure pour favoriser une résolution juste et rapide des affaires dont elle est saisie. En d’autres mots, ils parlent de règles et de procédure une fois qu’une demande est devant la Commission, et ne doivent pas être interprétés comme lui accordant le pouvoir de conférer à une partie demanderesse un droit substantiel d’engager une procédure lorsque la demande tombe en dehors du délai légal imposé par le législateur.
  10. Pour arriver à cette conclusion, la Commission trouve son appui dans une série de cas où les tribunaux ont jugé que le droit d’appel est un droit statutaire où les délais sont obligatoires, à moins que la loi ne donne à l’organe de révision le pouvoir de prolonger le délai. Cet élément de jurisprudence, reconnu par la Partie demanderesse, a été exposé par la Cour d’appel de la Colombie-Britannique dans MacNeil v. British Columbia (Superintendent of Motor Vehicles)Footnote 8 :

    [TRADUCTION]
    [42] Le point de vue selon lequel un droit d’appel est prévu par la loi et que le respect des conditions préalables à l’appel est nécessaire pour conférer compétence à un organisme d’appel ou de révision est reflété dans un corpus substantiel de jurisprudence. Voici des exemples d’affaires d’appel adoptant cette approche où la question concernait le respect des délais : Mallet c. Nouveau-Brunswick (Ministre du Développement social) (2011), 2011 CanLII 28374 (NB CA), 374 NBR (2d) 170 (CA) ; LeClair v. Manitoba (Residential Care, director) (1999), 1999 CanLII 18761 (MB CA), 33 CPC (4th) 1, [1999] 9 WWR 583 (CA Man.); et Houston v. Saskatchewan Teachers’ Federation, 2009 SKCA 70, 331 Sask. R. 157.

    [43] Dans Mallet, la Cour d’appel du Nouveau-Brunswick a examiné l’art. 59(1) de la Loi sur les services à la famille, LN-B 1980, c. F-2.2, qui prévoit que « toute ordonnance ou décision rendue en vertu de la présente partie peut faire l’objet d’un appel dans les trente jours » (c’est nous qui soulignons). La Cour a conclu que la Loi n’envisageait pas de prorogation de délai et qu’il n’y avait aucune compétence pour en accorder une.

    [44] Dans LeClair, la Cour d’appel du Manitoba a examiné l’art. 13(7) de la Loi sur l’administration des services sociaux, CPLM, ch. S165, qui prévoit qu’une personne « peut [faire appel] dans les 10 jours » devant la Cour du Banc de la Reine. La Cour a jugé que le droit d’appel avait été perdu; la prescription était impérative et la loi ne prévoyait pas de prorogation de délai.

    [45] Dans Houston, la Teachers' Federation Act, 2006, SS 2006, c. T 7.1, art. 34, prévoit qu’une personne « peut interjeter appel devant la Cour d’appel dans les 30 jours ». La Cour d’appel de la Saskatchewan a statué que la loi est claire; elle dit qu’un appel doit être interjeté dans les trente jours et ne prévoit aucune prolongation de délai. De plus, elle a conclu que la Court of Appeal Act, 2000, SS 2000, c. C 42.1, qui confère le pouvoir de proroger un délai d’appel général, ne s’appliquait pas, car il contrevenait à la limite plus stricte de la Teachers' Federation Act.

  11. La Commission trouve un soutien supplémentaire dans une décision de la Cour d’appel fédéraleFootnote 9 de 2012. La Cour avait alors conclu qu’un délai de 30 jours prévu dans la Loi sur les sanctions administratives pécuniaires en matière d’agriculture et d’agroalimentaire et de son règlement d’applicationFootnote 10 était strict et ne pouvait être prolongé sans une autorisation légale expresse.
  12. La Commission reconnaît que l’arrêt Segers cité par la Partie demanderesse va à l’encontre de cette ligne de la jurisprudence. Toutefois, il s’agit d’une décision d’une juridiction inférieure qui se distingue de l’affaire dont est saisie la Commission.
  13. Segers était fondé sur la jurisprudence développée dans le contexte des droits de la personne, où les tribunaux estimaient que les tribunaux des droits de la personne disposent d’une sorte de juridiction juste ou équitable dans l’accomplissement de leurs obligations statutaires en raison de la nature même de la législationFootnote 11. Il est douteux que la Loi confère cette même compétence équitable à la Commission dans l’exercice de ses fonctions de contrôle des exportations de biens culturels et d’administration d’incitatifs fiscaux. De plus, la Commission estime que, contrairement au délai de 7 jours dont il est question dans Segers, celui de 30 jours prévu dans la Loi donne à la partie demanderesse une réelle occasion de demander la révision d’une demande de licence d’exportation refusée, qui est conforme à l’intention du législateur.

CONCLUSION

  1. Malgré les circonstances malheureuses de cette affaire, la Commission conclut que, pour les motifs indiqués ci-dessus, elle n’a pas la compétence de proroger le délai de 30 jours prévu au paragraphe 29(1) de la Loi concernant l’ouverture d’une demande en révision d’une demande de licence d’exportation refusée.
  2. Il n’est donc pas nécessaire d’examiner la deuxième question ni d’étudier le fonds de la Demande en révision.

Au nom de la Commission,

Sharilyn J. Ingram, présidente
Glen A. Bloom
Paul Whitney
Laurie Dalton
Patricia Feheley
Jo-Ann Kane
Paul Whitney


Return to footnote 1 referrer Affidavit de David Heffel, para. 2.

Return to footnote 2 referrer Segers v. British Columbia (Superintendent of Motor Vehicles), 1999 CanLII 5561 (BCSC).

Return to footnote 3 referrer Voir Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65, au para. 121.

Return to footnote 4 referrer Voir Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. [1998] 1 R.C.S. 27, au para. 21, citant l’ouvrage d’Elmer Driedger Construction of Statutes (2e éd. 1983) à la page 87.

Return to footnote 5 referrer Article 16 de la Loi.

Return to footnote 6 referrer Voir la décision de la Commission datée du 20 mai 2022, dans Deux chevaux de Kadhim Hayder (demande no 0495-22-03-04-001), et sa décision datée du 29 décembre 2021, dans Chemin entre des murs à Avallon de Félix Vallotton (demande no 0495-20-10-01-006).

Return to footnote 7 referrer Paragraphe 33.2(1) de la Loi.

Return to footnote 8 referrer 2012 BCCA 360.

Return to footnote 9 referrer Clare c. Canada (Procureur général), 2013 CAF 265.

Return to footnote 10 referrer SOR/2000-187.

Return to footnote 11 referrer Voir Zutter v. British Columbia (Council of Human Rights), 1995 CanLII 1234 (BC CA), Chandler c. Alberta Association of Architects, [1989] 2 RCS 848, et Grillas c. Ministre de la Main-d’œuvre et de l’Immigration, 1971 CanLII 3 (CSC).

Date de la dernière modification :